C’est une minuscule erreur qui fut fatale à Wolfgang Beltracchi et sa bande, mettant à nu un des plus grands scandales du monde de l’art. Une affaire de faux tableaux courant sur plus de vingt ans, avec sans doute, une centaine de faux tableaux écoulés pour des dizaines et des dizaines de millions d’euros.
Le faussaire fut trahi pour avoir utilisé par erreur (un pinceau mal nettoyé), un pigment blanc (de titane) qui n’existait pas encore quand Heinrich Campendonk (1889-1957) était censé avoir peint « Tableau rouge avec chevaux ». Cette œuvre fut vendue 2,8 millions d’euros en 2006 à un trust maltais, Trasteco ltd, lors d’une vente aux enchères de la maison Lempertz à Cologne, un record pour cet artiste expressionniste allemand, membre du « Blaue Reiter ».
Depuis lors, Lempertz, bernée par l’escroc, a été condamnée à rembourser l’acheteur mais est en appel. Cette affaire a mené à un vrai gang de faussaires dont l’histoire est racontée comme un thriller par deux journalistes allemands, Stefan Koldehoff et Tobias Timm.
A l’heure où l’argent rend fou le monde du sport, des banques, des conseillers fiscaux, de la politique, le monde de l’art n’est pas en reste. De tout temps, les faussaires ont certes existé, mais l’affaire Beltracchi montre qu’ils continuent à œuvrer et que le marché de l’art (musées, ports francs discrets, galeries, experts) n’a pas encore pris toutes les mesures pour enrayer ce vol à grande échelle. « Ce fut incroyablement facile de berner les gens », dit Beltracchi.
Beltracchi est à placer dans la galerie des grands faussaires à côté des faux Vermeer de Hans Van Meegeren et des faux Matisse et Modigliani d’Elmyr de Hory. Les plus grands faussaires étant par définition inconnus, ayant réussi jusqu’ici à ne pas se faire attraper. On estime que près de 10 à 30 % des tableaux en circulation dans le monde seraient des copies et que le marché noir de l’art (argent à blanchir, vols, faux tableaux) représenterait un business comme la vente d’armes ou la prostitution.
A 14 ans, un Picasso
Wolfgang Beltracchi est un être kitsch et flamboyant qui arbore aujourd’hui des cheveux blancs longs et une barbe, fier d’avoir été surnommé par la presse allemande, « Thyl Uilenspiegel ». Il est né en 1951 à Höxter, sous le nom de Wolfgang Fischer. Son père restaurait des peintures dans les églises et le fils raconte qu’à 12 ans, accompagnant son père, il reconstituait mieux que son père les personnages manquants des fresques. Dans ses temps libres, le père s’amusait à copier des Picasso et des Rembrandt. Juste pour le plaisir. Wolfgang raconte qu’à 14 ans, son père lui a jeté un défi : reproduire, en grand, un tableau de Picasso vu sur une carte postale, « Mère et enfant au fichu ». En quelques heures, ce fut fait.
Wolfgang Fischer a bien essayé de développer son propre travail, mais sans succès. Par contre, il vit rapidement les bénéfices qu’il pourrait tirer de ses talents de faussaire. Dans les années 70, il mena une vie de bohème, hippie, prenant du LSD. Mais à la fin des années 80, il s’assagit pour gagner sa vie.
Il réussira si bien que lors de son arrestation en 2010, dans son domicile de Fribourg, par la police judiciaire spécialisée de Berlin, il était richissime. Outre sa propriété fastueuse de Fribourg (il y avait ajouté 5 millions d’euros pour un aménagement douteux), il avait une propriété à Mèze, dans le sud de la France, un appartement, une flotte de voitures de luxe et avait écrémé les plus grands hôtels avec sa femme et complice Hélène Beltracchi.
Les auteurs du livre ont mené une longue enquête et expliquent : « S’il n’est pas un grand artiste, il est sans doute un des plus habiles faussaires de l’histoire. Très bon artisan, l’escroc a pu perfectionner sa technique en toute impunité pendant trois décennies. Le choix des artistes et des motifs à copier se faisait selon des critères tout à fait rationnels, les matériaux utilisés étaient minutieusement sélectionnés. Il falsifiait ses tableaux avec soin et faisait en sorte que leur apparition sur le marché de l’art semble plausible. Il a inventé les labels de provenance qu’on a trouvés sur les tableaux et produit de fausses photos anciennes censées montrer les tableaux chez leurs collectionneurs. Il a choisi de rester dans l’ombre et de laisser d’autres personnes s’occuper du contact avec les experts. Mais surtout, Beltracchi a minutieusement étudié les dysfonctionnements et les faiblesses du système. »
Trempé dans le café
Il a vite compris qu’il ne fallait pas choisir des artistes trop connus et trop bien documentés. Il a choisi l’art allemand et français de l’entre deux-guerres : Campendonck, Max Pechstein, Max Ernst, Fernand Léger, Dufy, Othon Friesz, Marie Laurencin, etc. Pour inventer des œuvres (il ne copiait pas), il a épluché d’abord tous les catalogues des galeries de l’époque et noté des tableaux sans photographie, non repris dans les catalogues raisonnés des artistes car disparus depuis. Ou il notait des séries sur un thème (la forêt chez Max Ernst par exemple). Il utilisait sa femme, Hélène Beltracchi (il a repris son nom) qui racontait que ces tableaux miraculeusement retrouvés, provenaient de la collection Jäger, celle de son grand-père qui avait acheté, disait-elle, à la mythique galerie Flechtheim, qui fut fermée par les Nazis et dont les œuvres furent dispersées. De quoi, bien sûr, accréditer l’idée que ces tableaux disparus pourraient reparaître.
Pour étayer cela, Beltracchi apposait au dos des tableaux des étiquettes soi-disant de la collection Flechtheim qu’il avait inventées et fait vieillir artificiellement en les trempant dans du café. Il veillait à ne travailler que sur d’anciens tableaux des années 20 et 30 dont il avait soigneusement gratté le motif (le point le plus délicat, disait-il). Il utilisait des peintures d’époque pour éviter des pigments anachroniques.
Le cas Werner Spies
Pour écouler cela, il a bénéficié d’ »amis » de poids : le directeur du musée d’Ahlen, des galeristes, des experts. Dupés d’autant plus facilement qu’ils touchaient au passage d’importantes commissions, ce qui a pu les amener à être moins regardants. Et c’est trompé par des avis « décisifs » d’experts et de galeristes que Daniel Filipacchi, par exemple, acheta pour 7 millions de dollars une « Forêt » de Max Ernst qui était un faux. Jérôme Seydoux et des sociétés suisses et allemandes (Würth, Hilti) se firent aussi gruger par ce système.
Un des cas les plus délicats est celui de Werner Spies, grand expert de Max Ernst, ancien directeur de l’Art moderne au Centre Pompidou. Ami d’Ernst, auteur du catalogue raisonné de son œuvre, on lui soumit, via des comparses, des Max Ernst soi-disant retrouvés. Tout excité par ces découvertes, Werner Spies se fia à son seul instinct, à sa seule connaissance de l’œuvre du peintre, pour délivrer des certificats d’authenticité décisifs, sans prendre la peine de procéder à des études scientifiques des pigments ou du dessin sous-jacent. Le problème est qu’il toucha 8 % du prix comme commission !
Allait-on déballer cette part grise du marché de l’art lors du procès Beltracchi à Cologne en 2011 ? Il n’en fut rien car Beltracchi et sa bande choisirent d’avouer 14 faux tableaux et, en échange, bénéficièrent d’un procès express de dix jours seulement et d’une condamnation ramenée à sept ans de prison.
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